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Et si les Daft Punk n’avaient jamais porté leur casque de robot ?

Célébrité, funk et French Touch à visage découvert

Quand Thomas Bangalter est arrivé pour la première fois dans le studio de la rue Saint-Maur avec un sac de croissants et un clavier midi sous le bras, personne ne soupçonnait qu’il était sur le point de réinventer la musique pop. Surtout pas Guy-Manuel de Homem-Christo, qui était accroupi par terre à démêler un enchevêtrement de câbles ressemblant étrangement à une petite pieuvre techno.

Leurs premières collaborations étaient moins une question de destin que de chaos. Les deux Parisiens se sont liés d’amitié autour d’obsessions musicales communes et d’une consommation alarmante de caféine. Au début, ils ont essayé de former un groupe de rock appelé Darlin’, mais cela a duré à peine le temps qu’une baguette dans l’appartement d’un étudiant affamé. Après un concert particulièrement catastrophique dans une salle de bowling, où leurs amplis ont grillé et ils ont été payés en nachos, ils ont décidé qu’il leur fallait changer de direction.

Ce n’était pas seulement la musique qui changeait. Quelque chose a cliqué un après-midi lorsque Thomas a accidentellement inversé un sample de Chic et l’a superposé à un beat house pendant que Guy criait sur la machine à café en panne. La machine a toussé, le sample a bouclé, et ils se sont arrêtés, se regardant comme deux scientifiques qui viennent de découvrir le feu dans une éprouvette.

En moins d’un an, ils étaient connus dans la scène underground parisienne comme le duo français qui faisait de la house dont on pouvait tomber amoureux. Leur premier single « Alive » passait en boucle dans des clubs tamisés à travers l’Europe. Ce qui les distinguait, ce n’était pas seulement le son, vibrant d’une joie disco filtrée, mais la façon dont ils le jouaient – pleine de mouvement, d’improvisation, et d’une dévotion presque maniaque à chaque battement.

En 1997, Homework est arrivé avec la subtilité d’une rave dans une bibliothèque. Leurs visages étaient partout – sur les pochettes de CD, dans les flyers de clubs, derrière les platines, même dans un reportage étonnamment chic de Vogue intitulé Beats and Baguettes. Thomas, toujours le plus grand et le plus intense des deux, était surnommé le prophète du groove, tandis que Guy-Manuel, avec sa touffe de boucles et sa barbe de cinq heures permanente, reçut le surnom de le magicien silencieux. Aucun des deux n’aimait vraiment ces surnoms, mais ils ont joué le jeu juste assez pour contenter la presse.

Les médias les adoraient. Peut-être un peu trop.

Un tabloïd britannique a un jour essayé de prétendre qu’ils étaient en couple, uniquement parce qu’ils aimaient tous les deux l’espresso et portaient des vestes en cuir. La rumeur a pris de l’ampleur jusqu’à ce qu’un magazine allemand publie un reportage photo de dix pages intitulé « la romance qui a façonné la French house ». En réponse, Thomas et Guy ont posé pour une fausse photo de mariage dans Le Monde, tenant des synthétiseurs à la place des alliances.

Si ça les dérangeait, ils ne l’ont jamais dit. Ils étaient trop occupés à travailler sur Discovery.

Cet album a tout changé. Pas seulement pour eux, mais pour la pop. Au lieu de creuser davantage la scène club, ils ont explosé dans le grand public avec des chansons qui semblaient des berceuses pour une utopie éclairée au néon. Digital Love, Harder Better Faster Stronger, One More Time – chaque morceau était une lettre d’amour à la mélodie, aux machines, et à tous les gamins qui ont grandi avec des rêves alimentés par des cassettes.

Leurs visages étaient maintenant gravés dans la culture pop. Guy a eu un caméo dans un film de Jean-Pierre Jeunet. Thomas est devenu par accident le visage d’un parfum de luxe nommé Électrique. Chaque fois qu’ils entraient dans une pièce, on sentait la température changer. Ils ne cherchaient pas à être mystérieux. Ils l’étaient simplement.

Pourtant, la célébrité a une drôle de façon de vibrer sous la peau.

En 2005, Thomas commençait à se sentir un peu imposteur. Lors d’une conférence de presse à Tokyo, quand un journaliste lui a demandé ce que ça faisait d’être un « architecte mondial de la joie », il a cligné des yeux deux fois et murmuré qu’il voulait juste réparer son sèche-linge. Guy, pour sa part, devenait de plus en plus reclus, s’échappant souvent dans un vignoble bordelais où il prétendait que les vignes étaient une meilleure compagnie que les critiques.

Mais la musique continuait. Human After All est arrivé comme une vague froide. Brut, répétitif, presque agressif – il a déconcerté les critiques. Un titre disait : « Daft Punk devient existentiel. Les fans sont perplexes. Les pistes de danse restent pleines. »

En privé, ils en riaient. Ils avaient toujours su que les gens comprendraient mal cet album. Ce n’était pas une vision du futur. C’était le présent – ce présent étouffant, glitché, numérique qui s’accélérait tandis que tout le monde souriait poliment.

Puis vint Coachella.

En 2006, ils ont donné un set qui n’a pas seulement relevé la barre – il l’a propulsée en orbite. Ils sont montés sur une scène en forme de pyramide entourée de murs LED, ont lancé Robot Rock (un nom aujourd’hui considéré comme un brillant trait d’ironie), et ont fait croire à des milliers de Californiens brûlés par le soleil en quête de transcendance.

Kanye West les a vus en live et les a appelés dieux aliens de la mélodie. Il les a ensuite samplés sans demander. Thomas ne s’en est pas soucié. Guy a râlé, mais a admis que le remix déchirait.

Au fil des années, leur influence est devenue plus profonde, plus étrange. Des ados du New Jersey ont essayé de s’habiller comme eux. Une communauté en Norvège prétendait que les fréquences de Giorgio by Moroder pouvaient aligner vos chakras. Rien de tout ça n’avait de sens, mais ce n’était pas plus absurde que le fait que les deux hommes qui jouaient autrefois dans des salles de bowling remixaient maintenant The Weeknd dans un jet privé.

En 2013, ils ont sorti Random Access Memories et ont enfin gagné un Grammy. En fait, ils en ont gagné cinq. Pharrell les a embrassés tous les deux sur la joue lors de la retransmission. Stevie Wonder les a serrés si fort que Thomas a dit qu’il avait temporairement oublié comment cligner des yeux.

Quand on leur a demandé pourquoi ils avaient choisi de faire un album avec de vrais instruments et des légendes de la disco, Guy a haussé les épaules.

« Parce qu’on voulait que ça sonne comme l’été. Comme le genre d’été auquel on pense quand il pleut. »

Les gens ont applaudi.

Ils ne se sont jamais séparés.

Ils ont juste… ralenti.

En 2020, ils avaient pris des rôles de mentors. Produisant pour des nouveaux venus. Donnant des ateliers de synthétiseurs modulaires à Marseille. Apparaissant parfois dans des coins étranges d’internet avec des mixes cryptiques intitulés Sunset Circuit #9 ou Ghost Loop Radio.

Ils arpentaient toujours les rues de Paris, s’arrêtaient parfois pour des photos, toujours gracieux. Une nouvelle génération les connaissait non seulement pour ce qu’ils avaient créé, mais pour ce qu’ils représentaient – la croyance que la musique électronique pouvait être intime, chaleureuse et pleine d’émerveillement.

En 2042, ils ont reçu l’Ordre des Arts et des Lettres par le ministère français de la Culture.

La médaille était lourde. Les applaudissements étaient sincères.

Alors qu’ils se tenaient côte à côte sur scène, tous deux aux cheveux gris mais aux yeux vifs, Thomas s’est penché vers Guy et a murmuré,

« Est-ce que tu as déjà pensé à ce qui serait arrivé si on avait essayé de se cacher toutes ces années ? »

Guy a rigolé et répondu, « Quoi, comme porter des perruques ou quelque chose comme ça ? »

Ils ont tous les deux ri.

Et la pièce s’est illuminée de cette étincelle inimitable de joie humaine.

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