La chanson d’amour comme arme politique
La basse annonce, elle déclare. Et à partir de là, Damaged Goods se déroule comme un manifeste avec un backbeat, mêlant à parts égales désir et Lénine. Bien qu’elle sonnait différemment de tout le reste, c’est cette chanson qui a propulsé Gang of Four sur la scène post-punk en 1978. C’était le punk qui lisait Foucault tout en te forçant à danser, pas le punk qui te crache à la figure.
La friction dans Damaged Goods, entre corps et esprit, groove et détachement, séduction et désillusion, est ce qui la rend si électrisante. La guitare d’Andy Gill tranche, ne caresse pas — des éclats métalliques staccato glissant sur la ligne de basse funk de Dave Allen. Et le chant de Jon King ? Plat, indifférent, détaché, comme s’il luttait contre chaque pulsion que le rythme fait surgir en lui. C’est à la fois une phrase de drague et une analyse post-rupture, une chanson d’amour passée au hachoir : ton baiser si doux, ta sueur si âcre.
Gang of Four disséquaient en réalité les instruments plus qu’ils ne les jouaient. Inspirés autant par le situationnisme et la politique radicale que par James Brown et le dub, leur idée était de subvertir tout : la mélodie, le désir, le capitalisme. Soutenant que ce sont des indulgences bourgeoises, Gill refusait fameusement de jouer des solos de guitare. À la place, il armait l’espace négatif en laissant des silences et des blancs qui semblaient plus forts que les refrains de la plupart des groupes.
Damaged Goods, le premier EP du groupe sorti en 1978, a immédiatement fait sensation, un manifeste politique post-punk qui s’élevait bien au-dessus des traditionnels reproches contre le chômage et le gouvernement, porté par une bande-son funk saccadée et irrégulière caractérisée par deux, voire trois voix, travaillant en stricte opposition.
(Dave Thomson, Backbeat, 2000)
Damaged Goods n’était pas destiné à entrer dans les charts. Il a été publié sur Fast Product, un petit label indépendant écossais plus préoccupé par la révolution que par les revenus. Les radios universitaires l’ont diffusé, les critiques ont encensé, et Gang of Four s’est soudainement retrouvé en tournée avec Pere Ubu, influençant une génération qui n’était même pas encore branchée, même si le morceau a fini par prendre feu malgré tout. C’était de la musique rock que l’on ne pouvait pas consommer passivement, de la musique dance à laquelle on ne pouvait pas complètement danser. Elle vous donnait matière à réflexion. Vous commenciez à ressentir une pointe d’inconfort.
De l’agro-funk anguleux de Franz Ferdinand à la pop anguleuse de Bloc Party, l’héritage de Damaged Goods est partout. Personne, cependant, n’a jamais reproduit la chaleur médicale de l’original. C’est le son du désir rencontrant la théorie, des draps sales intellectualisés et commercialisés. Damaged Goods transcende finalement la chanson de rupture. C’est une critique de tout ce qui permet les ruptures — et de la musique populaire qui en parle. Et pourtant, ça tranche toujours comme du fil de fer.