Des algorithmes aux hymnes FM
Ça a commencé par une cloche plutôt que par un fracas. Comme un signal extraterrestre, le tintement cristallin du Yamaha DX7 s’est élevé en 1983, une brise froide glissant à travers la fenêtre entrouverte de la chaleur analogique du rock. Là où les Moogs soufflaient et les Arps scintillaient, le DX7 cliquetait et étincelait avec une précision surnaturelle. Né d’une alliance improbable entre l’ingénierie japonaise et les recherches de l’université Stanford sur la synthèse par modulation de fréquence, cet instrument n’avait jamais pour but de sonner comme le passé. Il avait été conçu pour le redéfinir.
Il n’y eut ni événement marketing spectaculaire, ni révélation légendaire. Pourtant, en quelques mois, le DX7 avait infiltré la scène pop et rock comme un mème viral avant même que les mèmes n’existent. Il n’avait pas demandé d’autorisation. Il est simplement apparu sur Let’s Hear It for the Boy, Careless Whisper, Take On Me. Ses presets, notamment le célèbre « E.PIANO 1 », sont devenus des émotions par défaut, enveloppant les ballades et traversant les pistes de danse sans jamais transpirer.
Brian Eno l’a autant déconstruit qu’utilisé. Tel un chirurgien possédé, il s’est plongé dans ses entrailles numériques, délaissant les presets lisses au profit de textures brutes et fracturées que personne d’autre ne percevait. Prince, lui, l’a glissé dans Purple Rain comme s’il y avait toujours appartenu, une lumière gospel synthétique vibrant à travers l’orage. Tina Turner s’en est servie pour son retour. Phil Collins aussi. Herbie Hancock l’a ensuite injecté dans l’ADN du jazz comme un nouveau chromosome étrange. C’était la sensation de le programmer, bien plus que le son en lui-même, qui le rendait unique. Son interface était notoirement opaque, comme si Yamaha lançait un défi aux artistes : prouvez votre valeur. L’exploration des menus est devenue une expérience quasi rituelle. Dans l’espoir ou le désespoir, on appuyait sur des boutons. Ceux qui le maîtrisaient devenaient les initiés d’un nouveau clergé numérique. Il n’était pas accueillant. Il était puissant. Et il le savait.

Le DX7 n’a jamais été conçu pour être chaleureux. Né du code, de la logique et des mathématiques, son âme devait être sculptée par la discipline. Mais des mains visionnaires l’ont transformé en quelque chose d’humain. de vulnérable. de légendaire. Son son ne cherchait pas à imiter la réalité. Il ouvrait un univers parallèle. Une vérité nouvelle. Et pourtant, il semblait habité, cathédrale néon d’harmoniques bâtie sur des 0 et des 1.
Même s’il a défini une décennie, il a refusé d’y rester enfermé. Il s’est infiltré au cœur de presque toutes les chansons classées entre 1984 et 1988, de la pop au prog, du gospel au synthpop, de George Michael à Depeche Mode. Et pourtant, sa musique aujourd’hui peut réveiller la colonne vertébrale de la nostalgie ou donner naissance à quelque chose de totalement contemporain. Il a mûri comme un code prêt à évoluer plutôt que comme une relique figée.
Parler du DX7, ce n’est pas évoquer un appareil dépassé. C’est évoquer un séisme, un tournant où la musique s’est vue dans un miroir de circuits et a changé de cap. Il nous a montré que l’émotion pouvait se programmer et que l’âme pouvait être synthétique. Que le futur n’était pas en route. Il était déjà là, lancé à pleine vitesse, limpide, au simple clic du bouton d’alimentation.