Anatomie d’un chef-d’œuvre new wave
Dare, un album sorti par The Human League à l’automne 1981, ne s’est pas contenté d’élargir les possibilités de la pop. En s’appuyant sur des synthétiseurs et des séquenceurs, il a donné naissance à quelque chose d’éblouissant, d’émotif et d’incroyablement moderne en sculptant une forme entièrement nouvelle. À ce moment-là, le groupe de Sheffield avait déjà connu une transformation radicale. La séparation avec les membres fondateurs Martyn Ware et Ian Craig Marsh aurait pu les plonger dans l’incertitude, mais Phil Oakey a choisi de redoubler d’ambition. Dare est devenu le modèle d’une soul synthétique, avec deux choristes adolescentes rencontrées dans une discothèque et un producteur obsédé par la clarté sonore.
Les morceaux révèlent une rigueur architecturale. The Things That Dreams Are Made Of ouvre l’album sur une célébration fabriquée, une liste de plaisirs oscillant entre naïveté et provocation. Inspiré par Giorgio Moroder mais habillé d’une pudeur toute britannique, Open Your Heart scintille de passion et de tension. Chaque son semble choisi comme un fil dans un costume sur mesure, cousu serré avec du matériel Roland et un instinct pop affûté. Ce n’était pas de la musique mécanique. C’était une musique qui accueillait l’avenir sans cynisme, souriant à la technologie, fardée et le regard franc.
Au cœur de tout cela se trouve Don’t You Want Me, un morceau pop si précisément conçu qu’il a modifié l’histoire des classements. Son récit, une histoire d’amour gâchée par la célébrité et les malentendus, est porté par deux voix également chargées de drame et de distance. Le baryton d’Oakey porte le poids de l’amertume, tandis que l’interprétation de Susan Ann Sulley tranche avec grâce et précision. Sorti presque à contrecœur en dernier single, le titre est devenu un succès mondial. Ce triomphe ne doit rien au hasard. Il est le fruit d’un timing parfait et d’un artisanat méticuleux, où la substance rencontrait l’image.
Le rôle du producteur Martin Rushent mérite ici une pleine lumière. Son studio est devenu une forge élégante où l’analogique rencontrait le digital. Grâce à la boîte à rythmes Linn LM-1 et au synthétiseur Roland Jupiter-4, il a conçu des paysages sonores à la fois brillants et dépouillés. Rushent ne considérait pas les synthés comme de simples curiosités. Il leur a donné profondeur, présence et une assurance qu’on attribue d’ordinaire aux guitares. Le résultat n’avait rien de froid ou de robotique. Il était clair, artistique, coloré et tendu. Dare semblait avoir été transmis depuis un club en orbite autour de la planète.
The Human League ont créé un disque qui sonne comme le futur, brillant, froid et totalement original.
(Mark Ellen, Smash Hits, 1981)
L’esthétique de Dare allait bien au-delà de ses grooves. Tout semblait pensé avec soin, du style irréprochable du groupe à la pochette minimaliste inspirée des magazines de mode. The Human League ne cherchaient pas à paraître futuristes. Ils l’étaient, tout simplement. Leur vision séduisait une génération nourrie à Bowie et Kraftwerk, mais en quête de quelque chose de plus lisse encore. Ils ont permis aux enfants des banlieues d’être élégants, étranges, et totalement artificiels, transformant des fantasmes de chambre en tubes pour les charts.
Le disque ne s’est pas contenté de dominer les classements. Il a déplacé l’axe de la pop britannique. De Soft Cell à Eurythmics, des Pet Shop Boys à des artistes plus récents comme La Roux, les synthétiseurs sont devenus un langage que tous voulaient parler. Des décennies de pop électronique et chaque revival néon qui a suivi en portent la trace. Dare a démontré qu’un minimalisme pouvait paraître somptueux et qu’un détachement apparent pouvait dégager de la chaleur. Chaque refrain rayonne. Chaque gimmick est capté comme une photo issue d’un shooting Vogue venu du futur.
Dare reste majestueux aujourd’hui sans avoir besoin de la nostalgie. Ses sonorités brillent toujours, son look n’a pas pris une ride, son souffle d’aventure demeure intact. Il occupe un espace où passé et futur s’effacent au profit de quelque chose de durable. Réécoute-le encore une fois : les percussions restent parfaites. Les synthés scintillent toujours. Les voix dansent, entre émotion et artifice, avec la même grâce. Cet album ne répondait à aucune tendance. Il a donné naissance à un avenir enveloppé de voltage soyeux.