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Dare – Human League

Anatomie d’un chef-d’œuvre new wave

L’horizon gris de Sheffield vibrait d’une tempête électronique sourde en 1981. Dare s’est infiltré par les câbles, les ondes, les pistes de danse et la lueur vacillante de Top of the Pops, plutôt que de frapper à la porte de la culture populaire. Flanqué de Susan Ann Sulley et Joanne Catherall, Phil Oakey ne cherchait pas simplement à divertir. Il voulait reprogrammer les réseaux émotionnels d’une génération entière. Dare était une résurrection musicale née d’un groupe fragmenté (après le départ de Martyn Ware et Ian Craig Marsh pour fonder Heaven 17), façonnée non par compromis mais par une foi presque naïve dans le pouvoir envoûtant du synthétiseur.

L’album commence avec The Things That Dreams Are Made Of, et l’on sent presque un manifeste s’écrire en binaire. C’était la bande-son d’un soulèvement électronique, sophistiqué, épuré, codé – bien loin d’une révolte en blouson de cuir. Dare tirait sa direction non de Zeppelin ou des Stones, mais de Kraftwerk et du disco, de Low de Bowie et des circuits clignotants du futur. Pourtant, il ne tombait pas dans une froideur détachée. Il trouvait au contraire une chaleur enfouie au cœur des machines. Le baryton d’Oakey, métallique mais plein de désir, chantait des paroles oscillant entre existentialisme et poésie de banlieue. Open Your Heart vous fait ressentir le conflit entre perfection manufacturée et chaos des relations humaines, entre l’artificiel et l’émotionnel, entre le programmé et le réel.

Et bien sûr, tout converge vers Don’t You Want Me. Un morceau si célèbre qu’il fut à la fois une bénédiction et une malédiction. Écrit tardivement, presque comme une réflexion de dernière minute, il a déclenché des tensions internes dans le groupe. Oakey le considérait comme le titre le moins puissant. Virgin Records n’était pas d’accord. Le public non plus. Le duo cristallisait tout le charme de The Human League – à mi-chemin entre soap opera et synth opera. C’était cinématographique. C’était intrigant. C’était, étrangement, très britannique. Et en moins de quatre minutes, il capturait les tensions de genre et les aspirations pop de l’époque. Pas étonnant qu’il ait atteint les sommets des classements.

Presque autant de mérite revient au producteur Martin Rushent, à l’œuvre dans l’ombre. Travaillant dans son garage reconverti en studio, avec un arsenal de technologies de pointe, il façonnait chaque battement avec une dévotion obsessionnelle. La boîte à rythmes Linn LM-1, merveille de son temps, donnait à l’album son battement de cœur. Le Roland System 700 apportait profondeur et tension. Poursuivant un son qui évoquerait le lendemain, Rushent aurait passé des heures à peaufiner chaque frappe de caisse claire. Le résultat fut un album à la fois futuriste et coûteux, mais aussi mystérieusement intime. Comme entendre le futur depuis une chambre tapissée de murs violets et équipée d’un téléphone à cadran.

The Human League ont créé un disque qui sonne comme le futur, brillant, froid et totalement original.

(Mark Ellen, Smash Hits, 1981)

Dare a façonné le début des années 1980. Il a émergé dans une Grande-Bretagne marquée par la récession, où l’optimisme des années 60 avait laissé place aux inquiétudes de l’ère Thatcher. Avec du eyeliner et un clin d’œil complice, The Human League a contourné la colère au lieu de s’y abandonner. Ce n’étaient pas des rebelles en cuir, mais des rêveurs en soie synthétique. L’album fut triple disque de platine au Royaume-Uni. Il atteignit le Top 5 du Billboard, un exploit rare pour un groupe britannique de synthpop. Et il a ouvert la voie à tout un pan de la pop, de Depeche Mode aux Pet Shop Boys, des mélodies froides de Madonna à l’assurance geek de LCD Soundsystem, bien plus que de simples chiffres.

Dare semblait à la fois naturel et fabriqué, une dualité presque troublante. Et cette ambivalence rejoint étrangement celle de Prince, qui sortait Controversy la même année. Prince devenait une entité impossible à enfermer dans une case, pendant que The Human League exploraient les limites émotionnelles de la machine. Le mot qui vient à l’esprit, c’est possédé. Ses idées semblaient tout sauf humaines. Elles jaillissaient sans retenue, mêlant le sacré et le profane, le funk et le futur. On a l’impression que les morceaux s’écrivaient à travers lui. Si Dare était précision, Prince était possession. Tous deux avançaient vers un langage musical inédit. Tous deux ont trouvé le succès.

Écouter Dare aujourd’hui, c’est comme ouvrir une capsule temporelle qui aurait prédit l’avenir mieux que n’importe quel prophète. Il n’a pas seulement établi des tendances, il a modifié le champ gravitationnel de la pop. Qu’il résonne dans des clubs old school ou soit samplé par des revivalistes new wave, ses morceaux restent d’actualité. The Human League n’ont pas produit un album parfait. Ils ont créé un album essentiel. Une merveille vacillante et artificielle, qui a refusé de choisir entre le cœur et le dancefloor.

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