L’anxiété déguisée en pop
Les premiers spasmes. Un tic nerveux. Une guitare qui tente de se poser mais ne sait pas vraiment où atterrir. Tiré du premier album de Devo en 1978, Q: Are We Not Men? A: We Are Devo!, un morceau qui vous cerne avec prudence, comme un robot essayant de comprendre l’émotion humaine avant de conclure qu’il n’aime pas ce qu’il voit. Puis il charge de manière inattendue, et vous devenez complètement accro.
Devo se distinguait des autres. Devo écrivait le manuel en binaire pendant que les groupes punk le brûlaient. Sortant en combinaisons jaunes de protection et chapeaux en forme de pot de fleurs d’Akron, Ohio — pas vraiment un centre de rébellion pop — ils affirmaient que la société avait « régresé ». Et Gut Feeling capture parfaitement ce point de vue. Commencant presque surf et erratique, presque ludique, la voix désabusée de Mark Mothersbaugh descend pour livrer un monologue sur l’intuition, la désillusion, et la compréhension rampante que quelque chose, tout, ne va pas.
La façon dont cette chanson crée du suspense sans jamais offrir de dénouement traditionnel la rend si réussie. Il n’y a ni refrain exalté ni conclusion rassurante. Simplement des couches de discordance rythmique, de répétition, et cette ligne de basse de plus en plus agitée qui pousse l’ensemble comme un tapis roulant dont on ne peut descendre. Devo sont ceux qui tirent les leviers ; vous êtes pris dans la machine.
Il n’y a pas la moindre once de sentiment nulle part, et le seul engagement est envers l’esthétique distante du faux-semblant.
(Tom Carson, Rolling Stone, 1978)
Gut Feeling, créé par Brian Eno, qui a habilement reconnu le génie là où d’autres voyaient de la folie, fait partie d’une initiative plus vaste : le son de l’angoisse traité par des synthétiseurs et une paranoïa métropolitaine. J’ai sursauté, esquissé un sourire en coin, et eu un bug. Et ce faisant, ils ont produit quelque chose de bien plus dérangeant : une musique qui reflétait non pas la rébellion, mais l’effondrement. La corrosion, pas le feu.
Au moment où la chanson se transforme en douceur en un thrash discordant, presque dadaïste, intitulé « Slap Your Mammy », vous n’écoutez plus vraiment. Vous traversez quelque chose. Comme tomber dans un trou que vous preniez pour une simple flaque, c’est une glissade vers l’absurde qui semble d’une certaine façon inévitable. Et c’est là le génie de Devo : ils montrent à quel point les normes pop étaient ridicules dès le départ en les défiant.
Gut Feeling n’a pas atteint le sommet des charts. Ce n’était pas nécessaire. Parmi ceux qui ressentaient les fissures sous la surface mais manquaient de mots, elle s’est répandue comme une maladie. Devo leur a offert un son à la place. Et toutes ces années plus tard, cette guitare nerveuse résonne encore comme un avertissement : faites confiance à vos instincts, même s’ils nous alertent que nous allons tous dans la mauvaise direction.