L’élégie de Molko sur le fil du rasoir
Ça ne rentre pas. Ça casse. Arrivée comme un stroboscope dans une panne de courant, The Bitter End est fait d’angles vifs et d’une paranoïa scintillante. Initialement sorti en 2003 en tant que premier single de Sleeping with Ghosts, il annonçait le retour sur scène de Placebo avec des crocs renforcés et un système nerveux ajusté. Pour un groupe déjà connu pour son intensité émotionnelle et son glam-noir androgyne, ce morceau était une machine plus épurée et plus agressive, une souffrance taillée au cordeau habillée de l’éclat d’une pop immédiate.
La grandeur de The Bitter End réside dans sa retenue. Les guitares piquent plutôt que de vagabonder. La batterie marche, constante et glaciale, comme destinée à quelque chose ; elle n’explose pas. Et Brian Molko ? Son timbre nasal et pénétrant complète parfaitement l’intensité confinée de la chanson ; il incante plutôt qu’il ne chante. Faisant un clin d’œil lâche à 1984, les paroles transforment un amour voué à l’échec en cauchemar d’un État-surveillance. Orwell avec du eye-liner, dystopie avec pédales de distorsion.
La scène musicale avait changé en 2003. Le nu-metal s’effondrait sous son propre poids ; l’indie rock troquait le volume contre la satire. Toujours outsiders dans leur propre milieu, Placebo saisissait l’opportunité d’être trop gothique pour le Britpop, trop sexy pour le grunge, trop authentique pour la radio grand public. The Bitter End déchirait plutôt que frappait. Le morceau était un choc, une marche sur un fil entre ouverture et poison. On pouvait danser dessus. On pouvait en pleurer. Ou alternativement, faire les deux dans un club sombre rempli d’inconnus magnifiques.
Il faut reconnaître que « The Bitter End », le single récent, est un bon morceau pop. Il possède juste ce qu’il faut d’atmosphère sombre et gothique pour séduire leurs fans, et assez de guitares accessibles pour plaire à la nouvelle génération d’indépendants.
(Dan Tallis, BBC, 2003)
Le chaos est maîtrisé. Réalisée par Jim Abbiss, qui créera plus tard Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not pour Arctic Monkeys, la chanson est chargée de menace sans jamais être sale. À leur moment le plus accessible, c’est Placebo, mais néanmoins leur titre le plus confrontant. Pas de solos flamboyants, pas de jeu excessif ; juste un morceau poli de douleur délivré avec une force chirurgicale.
Deux décennies plus tard, The Bitter End sonne toujours comme une prophétie. Pas seulement une rupture, mais aussi une chute culturelle. La prise de conscience que la fête pourrait être finie et qu’il ne reste que la lumière vacillante et un miroir que l’on n’est pas prêt à affronter. Pourtant, c’est étrangement réconfortant—car quand Placebo s’écrase, ils le font avec exquisité.