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The Velvet Underground – Rois de l’underground

L’élégance de la distorsion

Sous le vacarme des incursions britanniques et des mélodies californiennes du milieu des années 60, un groupe a surgi des sous-sols sombres de New York avec des chansons qui grinçaient à contre-courant. Tirant son nom d’un roman de gare, The Velvet Underground a ajusté ses instruments aux vibrations nocturnes de la ville. Lou Reed, alors auteur de pop songs pour Pickwick Records, a injecté son obsession pour la rue, les marges et une forme de cool intellectuel dans un groupe qui allait devenir à la fois un miroir et un scalpel. John Cale, formé à la dissonance et au drone auprès de La Monte Young, y a apporté une légitimité avant-gardiste. Sterling Morrison et Maureen Tucker ont complété le groupe avec une efficacité sèche et un sens du rythme tendu. Avec la présence distante de Nico et la protection d’Andy Warhol, ils sortent The Velvet Underground & Nico, un disque hérissé de lames cachées.

Ce premier album ne grimpe pas dans les charts. Il gagne sa notoriété lentement, par osmose, s’insinuant comme une fumée dans les arrière-salles et les bacs à disques. Heroin progresse par pulsations, extatique et terrifiante, comme un cœur qui perd la maîtrise. Venus in Furs grince sous les coups d’archet et les murmures de soumission. I’m Waiting for the Man pulse avec l’attente fébrile d’un junkie et le bruit sourd d’une ruelle. Chantée sur un ton qui refuse toute performance, c’est une musique sans sucre ni vernis. Le phrasé de Reed apporte une lucidité lasse à chaque ligne, les orchestrations de Cale menacent de céder à tout instant. Pourtant, les morceaux tiennent debout, comme du graffiti incrusté à jamais.

La deuxième phase du groupe commence avec The Velvet Underground puis Loaded, après le départ de Cale en 1968. La brutalité s’apaise, le bruit devient éclat. Reed se tourne vers les ballades et la mélodie. Pale Blue Eyes s’étire comme une lumière de réverbère à minuit. Sweet Jane s’élève d’un riff et glisse tout droit vers la légende des juke-boxes. La batterie de Tucker reste sèche et primitive. Les lignes de guitare de Morrison sont l’ossature. Doug Yule, qui remplace Cale, chante sur Who Loves the Sun et aide le groupe à s’aventurer vers un terrain plus accessible. La tension est toujours là, mais elle sourit désormais.

Le groupe change de peau mais garde ses cicatrices. Les chansons sont abîmées, romantiques. Toujours offertes avec la retenue de celui qui en sait trop et ne dit que l’essentiel, la voix de Reed passe du venin au velours. Squeeze, dernier album signé Velvet Underground, sort sans Reed ni Morrison. Il n’a plus le même sang. C’est une image résiduelle, l’ombre d’un groupe déjà dissous, s’effaçant dans la légende. Avant cela, il y avait eu une blessure trop profonde pour être cachée.

Leurs chansons ont hanté les disquaires, les fanzines et les musiciens de caves tout au long des années 70 et 80. Bowie les a vus comme une révélation. Eno dira que « tous ceux qui ont acheté leur premier album ont formé un groupe », même si peu y sont parvenus. Leur lente ascension a nourri l’ADN du punk, du noise rock, de la pop expérimentale et des scènes indie. Par résidu, et non par culte, ils sont devenus un mythe fondateur. Leur présence perdure dans le souffle des cassettes, les feedbacks fantômes, les paroles chuchotées dans des écouteurs fendus.

Leur style fuyait toute forme d’ornement. Les photographies en noir et blanc, les regards glacés, le son et l’allure minimalistes formaient une identité qui ne cherchait aucune consolation. Ils n’ont jamais offert de refuge. Ils ouvraient. Leur réalité était nue. Leur musique regardait sous la surface de la culture et révélait les nerfs à vif. Des morceaux comme All Tomorrow’s Parties ou White Light/White Heat étaient des invitations à quitter la sécurité pour entrer dans l’expérience.

Lou Reed est parti, stylo affûté et regard fixe, pour traquer les histoires en solo. Cale a construit une carrière entre drame gothique et expérimentations sonores. Nico s’est tournée vers la tragédie, sa voix résonnant dans des cathédrales creuses. Ils n’ont jamais été un groupe destiné à durer. Leur temps fut bref et incandescent. Chacun a emporté quelque chose des ruines. Les retrouvailles n’ont jamais recréé la charge initiale, figée dans cette fenêtre étroite de 1965 à 1970.

Ce qui les distingue, c’est leur capacité à rester silencieux tout en résonnant profondément. Ils ne demandaient rien à la lumière. Leurs disques ne suppliaient pas qu’on les aime. Longtemps après que la radio s’éteint, ils sont encore là dans la pièce. Sans demander la moindre permission, The Velvet Underground a changé la musique. Ils ont permis au silence, au bruit, à la monotonie, au drone de parler aussi clairement que les mélodies. Ils ont saisi le revers du rock, pas son rêve. Ils n’ont jamais représenté le monde. Ils l’ont habité. Leurs chansons n’étaient pas des métaphores. C’étaient des gestes, des bleus, des aveux murmurés, des rendez-vous sur le trottoir. Écouter The Velvet Underground, c’est entendre la ville haleter quand tout le monde dort. C’est un son qui attend dans un coin, cigarette allumée, sans rien dire, et qui dit tout.

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